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« LE CINQUIÈME, JE VOUS LE CONCÈDE ! »
Au sommet d’une butte herbeuse, montée sur sa jument Brume, Egwene regardait les flots d’Aiels qui se déversaient de la passe de Jangai. Comme souvent, être en selle avait fait remonter sa jupe au-dessus de ses genoux, mais elle ne s’en formalisait plus. Car enfin, on ne pouvait pas passer son temps à s’occuper de ces détails. De plus, elle portait des bas, alors…
À ses pieds, les Aiels défilaient par tribu, clan et ordre de guerriers. Des milliers d’hommes et de femmes, avec leurs chevaux de bât et leurs mules, et les gai’shain qui s’occuperaient de l’intendance pendant que les autres iraient se battre. Une marée humaine – une nation en marche, même si les enfants manquaient à l’appel – qui s’étendait sur près d’une demi-lieue, sans compter les gens qui étaient encore dans la passe et ceux qui se trouvaient déjà hors de vue, loin devant. À cet endroit, la piste de la Soie était jadis une vraie route large de plus de cinquante pas et couverte de pavés – une voie qui coupait bien droit à travers les collines, afin de rester en permanence à niveau.
Bien que les Aiels préfèrent marcher sur l’herbe, ils étaient obligés d’emprunter la route, rendant très difficile de voir qu’elle était en fort mauvais état, avec des pavés soulevés ou au contraire enfoncés d’un côté. Depuis plus de vingt ans, le trafic s’était réduit à quelques charrettes de paysans et une poignée de chariots…
Egwene trouvait presque surprenant de revoir de vrais arbres – des chênes et des lauréoles, regroupés en bosquets, pas seulement des végétaux solitaires et rabougris – et de l’herbe assez luxuriante pour moutonner au gré de la brise. Au nord, il y avait même une authentique forêt, et des nuages dérivaient dans le ciel. Après le désert des Aiels, l’air paraissait délicieusement frais et humide. Pourtant, à voir la couleur des feuilles et de certaines étendues d’herbe, il devait faire plus chaud et plus sec que la normale saisonnière, de ce côté du Mur du Dragon.
Au nord, passant sous un petit pont plat, un cours d’eau serpentait non loin du lit desséché de ce qui semblait bien être un affluent. Dans cette direction, à quelques lieues, se trouvait la rivière Gaelin. Egwene se demanda comment les Aiels réagiraient devant cet obstacle liquide. Déjà, le cours d’eau suscitait une stupeur sans nom chez les guerriers et les Promises, qui marquaient une courte pause respectueuse avant de l’enjamber sans difficulté.
Dans une cacophonie de grincements, les chariots de Kadere perdaient du terrain sur les Aiels malgré les efforts de leurs attelages. La traversée de la passe, extrêmement sinueuse, avait pris trois jours, et Rand semblait décidé à s’enfoncer autant que possible au cœur du Cairhien avant la tombée de la nuit.
Moiraine et Lan chevauchaient avec les chariots. Pas en éclaireurs, ni même au niveau de la roulotte blanche du colporteur, mais à côté du deuxième véhicule où le portique distordu – un ter’angreal – était solidement attaché et protégé par une bâche. Dans cette caravane, une partie du chargement était soigneusement emballée ou rangée dans les coffres et les tonneaux que Kadere avait apportés dans le désert – pleins des marchandises qu’il entendait vendre – et une autre était au contraire constituée d’une incroyable collection d’objets en métal ou en verre entassés les uns sur les autres à la va-vite. Dans le lot, il y avait un fauteuil en cristal rouge, deux statuettes représentant un homme et une femme nus, des bâtons d’ivoire ou d’os et toutes sortes d’artefacts indéfinissables souvent taillés dans une mystérieuse matière noire. Face aux trois quarts de ces « trésors », Egwene aurait été incapable de commencer à dire à quoi ils servaient, mais Moiraine avait tenu à emporter le plus de choses possible, tant qu’il restait de la place dans un chariot.
Pourquoi s’intéressait-elle de si près au deuxième véhicule de la file ? Personne d’autre, peut-être, n’avait remarqué son manège, mais Egwene n’était pas dupe. Hélas, elle ne connaîtrait pas la réponse de sitôt. Sa toute nouvelle « égalité » avec l’Aes Sedai restait très théorique, ainsi qu’elle l’avait découvert en posant la question, alors qu’ils chevauchaient encore tous dans la passe. Son imagination lui jouait des tours, avait affirmé Moiraine, et si elle était assez désœuvrée pour pouvoir l’espionner, une petite conversation avec les Matriarches, et le problème serait sans nul doute résolu. Bien évidemment, Egwene s’était excusée platement, et l’Aes Sedai avait dû se laisser adoucir, car Amys et les autres, depuis, ne prenaient pas plus qu’avant sur son temps de sommeil.
Une centaine de Far Dareis Mai Taardad cheminaient sur la route à côté d’Egwene. Leur voile abaissé, certes, mais un carquois plein à la hanche, certaines brandissaient leur arc de corne incurvé, une flèche encochée, alors que d’autres le gardaient dans l’étui attaché à leur dos, afin d’avoir les mains libres pour leurs lances et leur rondache.
Derrière les guerrières, une dizaine de gai’shain, tenant des mules par la bride, tentaient de ne pas se laisser distancer par le rythme frénétique des Promises. Parmi ces serviteurs, un seul ne portait pas du blanc. Une seule, plutôt : Isendre, qui continuait à expier ses crimes en travaillant comme quatre.
Egwene repéra Adelin et trois ou quatre autres Promises qui gardaient sous ses ordres la tente de Rand, la nuit de l’attaque. Toutes trimballaient en plus de leurs armes une poupée de chiffon en jupe et chemisier blanc. Plus impassibles encore que d’habitude, elles réussissaient à faire semblant de rien – enfin, elles le croyaient…
Egwene ne connaissait pas le fin mot de cette histoire. Une fois leurs diverses missions accomplies, les guerrières impliquées dans l’affaire étaient venues voir Bair et Amys, passant un long moment avec elles. Le lendemain matin, avant même les premières lueurs de l’aube, elles avaient entrepris de confectionner les fameuses poupées. Sans oser les interroger sur cette bizarrerie, Egwene s’était permis un commentaire devant Maira, une Tomanelle rousse du clan Serai. La poupée, avait répondu la femme d’un ton qui n’incitait pas à continuer la conversation, servirait à lui rappeler qu’elle n’était plus une enfant.
Une des « Promises à poupée » avait seize ans, certes, mais Maira était au moins de l’âge d’Adelin. Bref, ça n’avait guère de sens, et c’était très frustrant. Chaque fois qu’Egwene pensait avoir compris la culture aielle, un événement lui démontrait qu’il n’en était rien.
Bien malgré elle, Egwene tourna la tête vers la sortie de la passe, derrière elle. La rangée de pieux était toujours là, s’étendant d’un flanc de montagne à l’autre, sauf aux endroits où les Aiels avaient ménagé des trouées à coups de pied. De ce côté du Mur du Dragon, Couladin avait laissé un autre message : des hommes et des femmes empalés sur le chemin des Shaido et qui pourrissaient au soleil depuis sept jours. Sur la droite, les grands remparts de Selean s’accrochaient à la montagne, mais on n’y distinguait pas le moindre signe de vie.
Selon Moiraine, la ville n’était plus que l’ombre de sa splendeur passée, mais elle restait une cité de très bonne taille, assurément bien plus grande et bien plus prospère que Taien. Eh bien, il n’en restait rien. Et pas de survivants non plus, sauf les gens que les Shaido avaient enlevés – et quelques fugitifs, probablement partis pour des régions plus hospitalières.
Sur les collines, des fermes se dressaient à intervalles réguliers. Même si la plus grande partie de l’est du Cairhien avait été abandonnée après la guerre des Aiels, une cité continuait d’avoir besoin de nourriture. Après le passage de Couladin, il ne restait plus que des ruines carbonisées. Et plus rien qui vive, à part les mouches qui bourdonnaient sur les carcasses des moutons et des vaches abattus pour le plaisir de semer la terreur. Dans les poulaillers, il ne restait plus une volaille et tous les champs et pâturages – comme la colline où chevauchait Egwene – avaient été brûlés.
Couladin et les Shaido étaient des Aiels. Oui, comme Aviendha, Bair, Amys, Melaine et Rhuarc – l’homme qui pensait à une de ses filles dès qu’il voyait Egwene. Ces Aiels-là avaient été révulsés par le massacre. Cela dit, ils semblaient penser, intimement, que les tueurs d’arbre méritaient un sort à peine plus clément.
Au fond, le seul moyen de comprendre les Aiels, c’était peut-être d’en être un – ou une, dans le cas d’Egwene.
Après avoir jeté un dernier regard à la ville martyre, Egwene chevaucha jusqu’à la clôture du pâturage où elle s’était permis une pause, se pencha pour ouvrir le portail et, par la force de l’habitude, faillit le refermer une fois qu’elle fut sortie.
Dire que Moiraine avait émis l’hypothèse que Selean puisse se rallier à Couladin ! Pas une absurdité, en réalité, si le Shaido avait laissé le choix aux gens. Entre un envahisseur aiel et un homme qui avait envoyé des Teariens au Cairhien – des Teariens ! – rien ne disait que la balance aurait penché du côté de Rand.
Egwene remonta la large route jusqu’à ce qu’elle ait rattrapé son ami d’enfance – porteur de sa veste rouge, en ce jour – puis se joignit à Aviendha, Amys, Bair, Melaine et une trentaine d’autres Matriarches qu’elle ne connaissait pas et qui suivaient toutes de près le Car’a’carn.
Avec son éternel chapeau et sa lance à hampe noire, Mat chevauchait, tout comme Jasin Natael, l’étui de sa harpe accroché dans le dos et l’étendard rouge calé dans un de ses étriers. Des flots d’Aiels à pied dépassaient cependant les cavaliers qui allaient au pas pour suivre Rand. Tenant son étalon par la bride, celui-ci conversait avec les chefs et il semblait d’humeur à flâner.
En jupe ou non, les Matriarches ne se seraient laissé distancer par personne si elles n’avaient pas tenu à suivre le jeune homme comme son ombre. S’apercevant à peine de l’arrivée d’Egwene, elles se concentraient sur le jeune homme et les six chefs, tendant le cou pour entendre ce qu’ils disaient.
— … et quiconque franchira la passe après Timolan devra recevoir le même message…, était en train de dire Rand d’un ton très ferme.
Un rapport des Chiens de Pierre laissés en arrière-garde à Taien indiquait que les Miagoma étaient entrés dans la passe la veille.
— Je suis venu pour empêcher Couladin de piller ce pays, pas pour participer à la razzia.
— Un message dur à entendre, dit Bael, et pour nous aussi, si tu entends nous interdire de prendre le cinquième.
Han, les autres chefs et même Rhuarc acquiescèrent.
— Le cinquième, je vous le concède, comme s’il s’agissait d’un impôt. (Rand n’éleva pas le ton, pourtant, ses mots avaient la puissance du tonnerre.) Mais ça n’englobe pas les vivres, compris ? Nous subsisterons avec ce que nous pourrons chasser, cueillir ou acheter – s’il reste des marchands – tant que je n’aurai pas forcé les Teariens à augmenter leur aide alimentaire. Si un Aiel prend un sou de plus que le cinquième – ou une miche de pain sans l’avoir payée – ce sera la pendaison ! Idem s’il brûle ne serait-ce qu’une cabane parce qu’elle appartient à un tueur d’arbre, ou s’il tue quelqu’un qui ne menaçait pas sa vie.
— Ce sera dur à annoncer aux tribus, dit Dhearic, presque aussi ombrageux que Rand. Je suis ici pour suivre Celui qui Vient avec l’Aube, pas pour materner les parjures !
Bael et Jheran parurent vouloir renchérir sur cette déclaration. S’apercevant qu’ils risquaient d’être d’accord, pour une fois, ils s’abstinrent de tout commentaire.
— Dhearic, grave bien mes paroles dans ton esprit. Moi, je suis ici pour sauver ce pays, pas pour finir de le dévaster. Et ce que je dis vaut pour toutes les tribus, y compris les Miagoma et tous les autres Aiels qui pourraient suivre. Toutes les tribus ! C’est bien compris ?
Cette fois, personne ne parla et Rand sauta en selle, puis laissa Jeade’en avancer parmi les chefs, tous aussi impassibles que d’habitude.
Egwene en resta ébahie. Tous ces hommes, assez vieux pour être le père de Rand, étaient les chefs de leur peuple – l’équivalent de rois, malgré leurs dénégations, et des rois ayant acquis leur expérience à la dure sur les champs de bataille. Rand, lui, était hier encore un gamin, et pas seulement à cause de son âge. Un jeune homme plein d’espoir qui posait des questions, pas un dirigeant qui entendait être obéi. Désormais, il changeait trop vite pour qu’Egwene puisse suivre le rythme. Une très bonne chose, si ça l’aidait à empêcher ces chefs de faire subir à d’autres villes le sort que Couladin avait réservé à Taien et à Selean. Au moins, on pouvait voir les choses comme ça. En regrettant cependant, comme Egwene, que le jeune homme se montre de plus en plus arrogant de jour en jour. D’ici peu, exigerait-il qu’elle lui obéisse à l’instar de Moiraine ? Voudrait-il que toutes les Aes Sedai se soumettent ? Il fallait vraiment espérer que ce ne soit que de l’arrogance.
Désireuse de converser un peu avec Aviendha, elle sortit un pied de son étrier et tendit une main pour inviter l’Aielle à monter derrière elle. Mais l’ancienne guerrière refusa d’un signe de tête. L’équitation ne lui plaisait guère, c’était vrai, et la « meute » de Matriarches qui l’entouraient ne devait pas l’encourager à se distinguer par des fantaisies. Certaines de ces femmes n’auraient pas accepté de monter à cheval, même les deux jambes cassées.
Avec un soupir, Egwene sauta à terre, prit Brume par la bride et releva ses jupes en marmonnant entre ses dents. Les bottes souples montantes qu’elle portait semblaient confortables – et elles l’étaient, mais pas pour marcher longtemps sur une route pavée.
— C’est vraiment lui le chef, dit Egwene à Aviendha.
L’Aielle détourna à peine les yeux du dos de Rand.
— Je ne le connais pas, et je ne peux pas le connaître… Regarde ce qu’il porte !
Elle parlait de l’épée du jeune homme, bien sûr. À vrai dire, il ne la portait pas vraiment, puisque l’arme glissée dans un fourreau ordinaire en cuir de sanglier pendait au pommeau de sa selle. La longue poignée, couverte du même matériau, atteignait la hauteur de sa taille. Pendant la traversée de la passe, il avait chargé un survivant de Taien de lui fabriquer la poignée et le fourreau. Pourquoi avoir fait ça, alors qu’il pouvait invoquer une épée de flamme ? Et d’autres armes qui faisaient passer la plus terrible lame pour un jouet.
— C’est toi qui la lui as donnée, Aviendha…
L’Aielle eut un regard noir.
— Il a tenté de me faire accepter la poignée, également… Mais il s’en est servi, donc, elle est à lui. Il s’en est servi devant moi, comme pour me narguer en ayant une épée au poing.
— Tu n’es pas en colère à cause de l’épée…
En tout cas, Aviendha n’avait pas évoqué ce sujet-là, cette fameuse nuit sous la tente de Rand.
— En revanche, tu lui en veux toujours de t’avoir très mal traitée, et je te comprends. Je sais qu’il regrette. Parfois, il parle sans réfléchir, et si tu voulais bien le laisser s’excuser…
— Je ne veux pas de ses excuses ! Je ne veux pas… C’est insupportable ! Pas question que je dorme plus longtemps sous sa tente.
Aviendha prit le bras d’Egwene. Si elle ne l’avait pas mieux connue, la jeune femme aurait juré que l’Aielle était au bord des larmes.
— Egwene, tu dois leur parler en ma faveur ! Amys, Bair et Melaine t’écouteront. Après tout, tu es une Aes Sedai. Il faut qu’elles me laissent revenir sous leur tente. Il le faut !
— Que faut-il donc ? demanda Sorilea, qui s’était laissé distancer par les autres Matriarches pour cheminer avec les deux jeunes femmes.
La Matriarche de la forteresse Shende avait des cheveux blancs épars, la peau tendue à craquer sur le visage… et des yeux verts d’une clarté et d’une limpidité extraordinaires – du genre qui semblaient pouvoir foudroyer un cheval à dix pas. Et elle regardait tout le monde comme si elle avait cette intention. Du coup, quand elle était en colère, les autres Matriarches filaient doux et les chefs trouvaient une excuse pour s’en aller en douce.
Melaine et une autre Matriarche du clan de l’Eau Noire des Nakai rejoignirent le petit groupe.
— Si tu ne passais pas ton temps à rêver à ton nouveau mari, dit Sorilea à Melaine, la giflant du regard, tu saurais qu’Amys veut te parler. Et à toi aussi, Aeron.
Melaine s’empourpra et fila comme le vent. Mais malgré son grand âge, Aeron rejoignit plus vite qu’elle le gros des Matriarches.
— Voilà, nous allons pouvoir parler tranquillement…, fit Sorilea. Aviendha, tu ne veux pas faire quelque chose ? en dépit d’un ordre qu’on t’a donné, bien entendu ? Et tu penses que cette gamine Aes Sedai peut plaider ta cause ?
— Sorilea, je…
Aviendha n’eut pas l’occasion de continuer.
— De mon temps, une fille sautait quand une Matriarche lui disait : « Saute. » Et elle continuait jusqu’à ce qu’on lui permette de s’arrêter. Comme je suis encore vivante, nous sommes toujours de mon temps. Dois-je me montrer plus explicite ?
Aviendha inspira à fond.
— Non, Sorilea, dit-elle piteusement.
La vieille femme posa ses yeux assassins sur Egwene.
— Et toi ? Vas-tu implorer qu’on lui épargne un sort injuste ?
— Non, Sorilea, souffla Egwene, se demandant si elle n’allait pas se fendre d’une révérence.
— Très bien, fit la Matriarche. (Sans jubiler, simplement comme si elle ne s’était jamais attendue à un autre résultat.) Donc, je peux aborder le sujet qui m’intéresse. On dit que le Car’a’carn, Aviendha, t’a offert un présent d’inclination, hors du commun – un bijou lesté de rubis et de pierres de lune.
Aviendha sursauta comme si une souris venait de s’introduire sous sa jupe. Enfin, non, une souris ne lui aurait pas fait cet effet-là, mais Egwene, elle, aurait sursauté face à un tel assaut.
Trébuchant sur les mots tant elle voulait parler vite, Aviendha éructa des explications confuses au sujet de l’épée de Laman et du fourreau.
En ajustant son châle, Sorilea râla d’abondance sur les filles qui portaient une épée – même enveloppée dans des couvertures – et promit qu’elle en toucherait un mot à la « jeune Bair ».
— Ainsi, il ne s’agit pas d’inclination… Quel dommage ! Ça le lierait à nous. À ses yeux, trop de gens sont les « siens », désormais… (Sorilea étudia Aviendha de pied en cap.) Il faudra que je te présente à Feran. Son grand-père est le fils de ma sœur. Tu peux servir bien mieux ton peuple qu’en devenant une Matriarche. Avec des hanches pareilles, on fait des enfants !
Aviendha trébucha sur un pavé relevé et manqua s’étaler de toute sa longueur.
— Je… Je penserai à lui, quand le moment sera venu. Il me reste tant à apprendre, pour devenir une des vôtres, et Feran est un Seia Doon – et les Yeux Noirs ont juré de ne plus dormir sous un Toit ou une tente tant que Couladin serait de ce monde.
Couladin était lui aussi un Seia Doon.
La très vieille Matriarche acquiesça comme si tout était réglé.
— Toi, jeune Aes Sedai, on dit que tu connais bien le Car’a’carn. Mettra-t-il sa menace à exécution ? Ira-t-il jusqu’à faire pendre un chef ?
— Eh bien… c’est très… possible.
Plus vite, Egwene ajouta :
— Mais je suis sûre qu’on peut le ramener à la raison.
Elle n’en était pas sûre du tout. De plus, était-ce vraiment ça, la raison ? Au fond, la position de Rand était juste. Mais si les autres Aiels se tournaient contre lui, comme les Shaido, quel bien cela lui ferait-il ?
Sorilea dévisagea la jeune femme sans dissimuler sa surprise. Puis elle posa sur les chefs qui marchaient autour du cheval de Rand un regard assez furibard pour les renverser comme un jeu de quilles.
— Tu m’as mal comprise. Il doit montrer à cette meute de loups galeux qu’il est le mâle dominant. Un chef doit être plus dur qu’un homme ordinaire, jeune Aes Sedai, et le Car’a’carn plus dur que tous les autres chefs. Chaque jour, quelques hommes de plus – et même des Promises – sont frappés par la Sidération. Mais ils ne sont que l’écorce friable d’un tronc d’ostryer plus dur que le fer. Quand on retire l’écorce, il reste un bois impossible à fendre, et Rand al’Thor doit être encore plus résistant s’il veut diriger ces hommes.
Egwene nota le « ces hommes ». À l’évidence, Sorilea n’incluait pas les Matriarches dans le lot des gens que Rand avait à diriger.
En marmonnant au sujet des « loups galeux », Sorilea alla rejoindre les autres Matriarches, qui se mirent aussitôt à l’écouter religieusement. Hélas, rien de ce qu’elle dit n’était compréhensible de si loin.
— Qui est Feran ? demanda Egwene à son amie. Je ne t’ai jamais entendue prononcer son nom. À quoi ressemble-t-il ?
Les yeux rivés sur le dos de Sorilea, à demi cachée par le cercle de femmes, Aviendha répondit assez distraitement :
— Il ressemble à Rhuarc, en plus jeune, en plus grand et en plus beau – et aussi en plus roux. Depuis un an, il essaie d’attirer l’intérêt d’Enaila. Mais elle préférera lui apprendre à chanter plutôt que d’abandonner la Lance pour lui.
— Je ne comprends pas… Entends-tu le partager avec Enaila ?
Poser une telle question avec tant de nonchalance faisait toujours un peu drôle…
Aviendha faillit de nouveau s’étaler.
— Le partager ? Je ne veux rien de lui ! Il est beau, c’est vrai, mais il rit comme un âne qui brait, et en plus, il se cure sans arrêt les oreilles !
— D’après ce que tu as dit à Sorilea, j’ai cru que… Eh bien, qu’il te plaisait. Pourquoi ne lui as-tu pas tenu le même discours qu’à moi ?
Aviendha eut un rire étranglé.
— Egwene, si elle pense que j’essaie de passer entre les gouttes, si j’ose dire, elle fabriquera la couronne nuptiale elle-même et nous forcera à nous unir, Feran et moi. As-tu déjà vu quelqu’un refuser quelque chose à Sorilea ? En serais-tu capable ?
Egwene ouvrit la bouche pour dire que ça ne lui poserait bien sûr aucun problème… puis elle la referma. Tenir tête à Nynaeve était une chose. Face à Sorilea… Eh bien, ça reviendrait à se camper devant une avalanche pour lui ordonner de s’arrêter.
— Je parlerai en ta faveur à Amys et aux autres, dit-elle histoire de changer de sujet.
Là où en étaient les choses, ça ne risquait pas de faire grand bien, car il aurait fallu commencer dès le début. Au moins, Aviendha voyait maintenant ce que la situation avait d’inconvenant. Alors, peut-être…
— Si nous allions les voir ensemble, elles écouteraient.
— Non, je dois obéir aux Matriarches, comme l’exige le ji’e’toh.
À croire que l’Aielle n’avait pas demandé de l’aide quelques instants plus tôt. Et qu’elle n’avait jamais imploré les Matriarches de ne pas la faire dormir sous la tente de Rand.
— Mais pourquoi mon devoir ne correspond-il jamais à mes désirs ? Pourquoi est-ce toujours quelque chose que je donnerais ma vie pour ne pas faire ?
— Aviendha, personne ne t’obligera à te marier ou à avoir des enfants. Même pas Sorilea…
Egwene douta d’avoir prononcé sa dernière phrase avec toute la conviction requise.
— Tu ne comprends pas… et je ne peux pas t’expliquer.
Tirant sur son châle, l’ancienne guerrière plongea dans un mutisme têtu. Sur ce sujet, en tout cas. En revanche, elle accepta d’évoquer ses leçons avec Rand, de gloser sur le comportement futur de Couladin – allait-il faire demi-tour et livrer bataille ? – et d’évoquer le récent mariage de Melaine, qui semblait devoir faire un effort pour être cassante, désormais.
Tout, sauf ce sujet sur lequel elle ne pouvait rien expliquer.